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Les sports alternatifs sont toujours organisés

Un discours répandu qui m'a toujours énervé, est celui selon laquelle les pratiquants de sports dits "alternatifs" seraient épris de liberté au point d'être incapables de s'organiser. C'est une vision paternaliste assez méprisable, qui de plus passe généralement complètement à côté des faits. Pourtant, elle est très présente, implicitement ou explicitement, chez des représentants des institutions sportives comme dans le cadrage médiatique. Cela vaut la peine qu'on s'y intéresse.

Une vision simpliste #

Cette vision est tout d'abord simpliste au point de faire une dichotomie entre ceux qui veulent s'organiser, et ceux qui ne veulent pas s'organiser. Cette vision ne permet tout simplement pas d'appréhender correctement les processus d'institutionnalisation.
Prenez la recherche sociologique sur le parkour. Selon Florian Lebreton[1], le "camp" de David Belle est celui de l’institutionnalisation, de l’encadrement, de la sportification de la discipline, tandis que celui de Sébastien Foucan est celui de la pratique libre, non codifiée. À l’inverse, Michael Atkinson[2] affirme que les "loyalistes" de Belle sont des "puristes" et résistent, tandis que les "convertis" de Foucan suivent le processus de sportification, de spectacularisation et de commercialisation de la discipline. Que deux chercheurs de bonne foi puissent s'opposer aussi radicalement sur ces faits invite à repenser leur outillage conceptuel.
En fait, on peut difficilement parler de camps homogènes, de loyalistes et de convertis. Même en admettant le partage entre les deux figures tutélaires, cela ne fonctionne pas. Le freerunning a très rapidement gagné son autonomie par rapport à Foucan; ceux qui se revendiquaient du freerunning ne suivaient pas une vision donnée par Foucan. Celui-ci a par ailleurs ouvert une école et a siégé comme président à la tête de la Fédération britannique (Parkour UK). De son côté, David Belle a présidé la commission parkour de la Fédération Internationale de Gymnastique (FIG), avec pour objectif notamment d'amener le parkour aux Jeux olympiques. Ces faits sont en partie survenus après publication des auteurs. Mais ils montrent que ni Lebreton ni Atkinson n'ont tracé des lignes au bon endroit pour comprendre les dynamiques en cours.
Plus généralement, pour une pratique soi-disant rétive à l'organisation, le parkour s'est institutionnalisé extrêmement rapidement. A peine plus d'une dizaine d'années après sa conception, la pratique était enseignée dans des associations. Sans parler évidemment de forums de discussion en ligne, de guides d'entrainement, de répertoires de techniques, de groupes de pratiquants avec des noms, des codes, un language commun. Parler d'absence d'organisation, c'est soit une insulte, soit de l'ignorance volontaire. En fait, toutes les pratiques sont toujours organisées. Reste à savoir selon quelles modalités, par qui et pour faire quoi. Avant de s'empresser de dire que les sports "alternatifs" sont moins, pas ou mal organisés, il faudrait peut-être faire le minimum d'effort pour voir comment ils sont organisés. Ca me semble être le prérequis le plus minimal pour pouvoir faire une comparaison ou poser un jugement.

Compétition et organisation #

Ces discours confondent aussi souvent compétition et institutionnalisation. Il y a quelques temps, un responsable sportif me faisait part de son regret que le milieu du break-dance, par amours de liberté, s'était si longtemps opposé à l'organisation et à la compétition. Le même discours se retrouve souvent dans le cadrage médiatique: les compétitions, parfois même la simple potentialité un-jour-la-pratique-sera-aux-JO suffit à donner un vernis de légitimité ou une mesure du développement de la pratique. L'opposition entre jeu et sport joue probablement quelque part là dedans: la compétition sportive, c'est une chose sérieuse. Le jeu, c'est ce que font les enfants, à la rigueur les ados qui refusent le monde des adultes. C'est sans doute aussi une forme d'évolutionnisme. Toutes les pratiques évolueraient dans la même direction pour aboutir à quelque chose qui ressemble aux sports du mouvement olympique. Toutes celles qui n'y sont pas encore sont des pratiques primitives, inachevées.
Il y a sans doute de bonnes raisons à cela. Les institutions sportives ont généralement pour but d'organiser des compétitions. Se mettre d'accord sur des règles pour les compétitions nécessite des institutions. Historiquement, c'est probablement une des raisons du développement de bon nombre d'organisations sportives. Par ailleurs, il y a des contraintes structurelles qui poussent dans cette direction. En Suisse, entretenir un système de compétition national est un des principaux critères pour devenir membre de Swiss Olympic. Etre membre de Swiss Olympic est un passage obligé pour être reconnu comme l'institution tutélaire d'une pratique au niveau national, et donne de plus accès à de nombreuses ressources. Difficile dans ce cas de développer une institution légitime sans en même temps développer un système de compétition. On peut débattre à l'infini de la définition du sport; mais du point de vue institutionnel, un sport c'est ici une pratique compétitive.
C'est pourtant une erreur de penser qu'institutionnalisation et sportification ne sont qu'un seul et même processus homogène. Dans d'autres pays que la Suisse, un sport peut être reconnu au niveau national sans que la compétition soit un critère central, comme c'est le cas au Royaume-Uni. En étant attentifs, on pourra voir que l'on peut être favorable à l'institutionnalisation et opposé à la compétition, et vice-versa. Ainsi, la Fédération Française de Parkour (FPK) est restée très longtemps sur une position anti-compétition. Sa création visait avant tout à donner une forme de respectabilité à la discipline, pas à la codifier ou à créer des compétitions. Et avant la FPK, il existait déjà des associations qui travaillaient avec des buts similaires. S'organiser, et s'organiser dans le sens de la compétition sont deux choses bien différentes. En fait, on peut même s'organiser contre la compétition, et le parkour était pendant longtemps organisé de cette manière.
On pourrait se poser la même question pour la commercialisation d'une pratique. Dans certains cas au moins, la commercialisation, la mise en compétition et la création d'associations sont des processus distincts, portés par des acteurs différents.

Organisation et liberté #

Un des éléments les plus énervants de cette rhétorique est la fausse dichotomie entre liberté et organisation. On la trouve par exemple dans les propos de André Gueisbuhler, secrétaire général de la FIG, qui affirmait que les pratiquants du parkour:

"[...] ne sont pas organisés. Leur esprit est d’être libres, pas d’être organisés. Mais ils veulent la compétition. Et s’ils veulent la compétition, ils ont besoin d’un minimum de règles et d’un environnement pour faire des compétitions attractives. Je suis persuadé que la FIG est la fédération internationale la plus qualifiée pour développer le Parkour" (Vestnik Kavkaza, 04.05.2017)

Certes les pratiquants du parkour revendiquent leur liberté, comme ceux du break-dance dans l'exemple cité précédemment. Mais qui ne le fait pas ? Qui veut ne pas être libre ? Et au passage, qui souhaite être désorganisé ? Mais les vraies questions sont:

  1. être libre de faire ou être quoi ?
  2. être libre de quelle condition préventive ?

Par exemple, on pourrait prolonger la phrase de Gueisbuhler ainsi: Leur esprit est d'être libres, pas d'être organisés par autrui. Ah, ça change la donne non ?
Dans le contexte sportif, une vision simpliste de l'institutionnalisation revient au modèle hiérarchique d'institutions allant de l'association locale au Comité International Olympique (CIO). Ce cadrage étant posé, lorsqu'une discipline comme le break-dance ou le parkour ne s'y inscrit pas de manière commode, c'est nécessairement par manque d'organisation. D'où la rhétorique paternaliste: les pauvres, soit ils ne sont pas capables de s'organiser, soit il sont incapables de comprendre qu'il est important de s'organiser. Mais il suffit d'ouvrir les yeux pour voir que dans ces disciplines "alternatives", il y a une organisation, il y a des codes, il y a des règles, bref, il y a des institutions. Elles sont souvent suffisantes pour que des pratiquants venus des quatre coins du globe puissent pratiquer ensemble sans problème. Si ces institutions ne correspondent pas au système olympique, ce n'est pas un défaut. Il n'est pas clair en quoi le mouvement olympique répond de manière utile à toutes les questions d'organisation.
Plutôt que d'opposer organisation et liberté, il suffit de quitter deux secondes la rhétorique paternaliste pour voir ce dont il s'agit souvent: la liberté de s'organiser autrement, la liberté de ne pas être organisé par autrui, et parfois la liberté de pouvoir s'organiser tout court. Parce que lorsqu'une fédération externe s'approprie une discipline, c'est bien cela qui est en jeu: la possibilité même de pouvoir s'organiser, de créer et maintenir ses propres institutions.

Conflit culturel et idiots culturels #

La rhétorique de la liberté vient justifier des discours paternalistes et préparer le terrain pour une appropriation. Elle sert à montrer la naïveté ou le manque de réalisme des pratiquants. Pensons à ces pauvres breakeurs, tellement épris d'une vision naïve de la liberté qu'ils étaient incapables de créer des organisations. Les pratiquants de disciplines alternatives seraient donc des idiots culturels, imbibés de leur culture alternative au point d'être incapables de voir leurs intérêts ou de s'organiser pour les poursuivre.
Comprendre ainsi l'opposition de pratiquants à certaines formes d'institutionnalisation tend également à invisibiliser leurs préoccupations légitimes. C'est juste une question de culture. J'ai décrit ailleurs comment une publication en management réduisait à une question culturelle l'opposition entre gymnastique et parkour en Belgique, alors qu'il y avait des préoccupations légitimes notamment au sujet de la qualité de la formation des moniteurs.
Et les préoccupations légitimes sont nombreuses. Peut-être que les traceurs estiment que le harcèlement, la violence physique et verbale ne sont pas souhaitables. "Un quart des gymnastes a subi des violences physiques", titrait 24heures en 2021, au sujet d'un rapport de la Fédération Suisse de Gymnastique. Des situations similaires, parfois pires, ont été trouvées dans de nombreux pays[3]. Cela devrait suffire, rendre absolument banale toute volonté de ne pas être associé à ce genre d'institution.
Plus généralement, lorsque des pratiquants ne souhaitent pas voir leur discipline intégrée au mouvement olympique, est-ce parce que ce sont des idiots ? Ou est-ce parce qu'ils ne veulent pas voir leur produit culturel associé à un mouvement dont l'histoire est jonchée de corruption, de scandales, et d'idéologies mortifères ? Ou poursuivent-t-ils des objectifs différents de ce pour quoi le mouvement olympique est conçu ? Peut-être que si on abandonnait les cadrages paternalistes, on pourrait parler du fond.

Une impensable indépendance #

En somme, cette rhétorique empêche de comprendre correctement les processus d'institutionnalisation ou l'éventuelle opposition des pratiquants à ces processus. Elle vient également légitimer du paternalisme et des appropriations culturelles. Les grandes fédérations sportives et autres acteurs institutionnels sont "confrontés" à de nouvelles pratiques, qui de surcroit refusent de s'organiser ! Il faut donc les organiser à leur place.
Ce qui est devenu impensable, c'est la possibilité pour de nouvelles pratiques de se développer de manière indépendante. Se développer de manière indépendante, c'est ne pas être organisé. Ou en tout cas, ne pas s'organiser correctement et ne pas s'organiser de manière légitime. C'est assez évident dans le cas des médias qui, pour donner une mesure du développement d'une pratique, préfèrent parler d'une potentialité olympique que des institutions indépendantes actuelles.
Il y a des conséquences à cela. Non seulement des situations conflictuelles et le tort moral consistant à ne pas considérer des individus comme capables d'autonomie. Mais surtout un appauvrissement des pratiques corporelles. Quelle nouvelle discipline ayant eu un impact majeur est née récemment au sein d'une fédération d'ampleur internationale ? Je veux bien croire qu'il y a des exemples, mais je ne les connais pas. Ce que je connais, c'est des innovations qui sont faites de manière complètement indépendante au mouvement olympique, et qui sont ensuite appropriées par celui-ci. Cette incapacité apparente à produire quelque chose de neuf devrait nous questionner si l'on est un tant soit peu attaché à la richesse culturelle des pratiques dites alternatives.
Bref, il faut comprendre les processus d'institutionnalisation de manière un petit peu plus subtile que l'opposition entre liberté et organisation, comme des processus à une seule dimension, avec une fin, un telos qui serait l'intégration au mouvement olympique. Il faut aussi comprendre qu'il y a dans ces processus une multitude d'acteurs avec des intérêts différents, dont la dichotomie entre les pro- et les anti- organisation ne rend pas compte. Quelle organisation ? Pour faire quoi ?


  1. Lebreton, F. (2010). Cultures urbaines et sportives alternatives. Socio-anthropologie de l’urbanité ludique. l’Harmattan. ↩︎

  2. Atkinson, M. (2009). Parkour, Anarcho-Environmentalism, and Poiesis. Journal of Sport & Social Issues, 169–194. ↩︎

  3. Un article wikipedia en présente une liste non exhaustive, puisqu'il ne mentionne même pas le cas de la Suisse https://en.wikipedia.org/wiki/Abuse_in_gymnastics ↩︎