Un des préjudices potentiels d'une appropriation culturelle est l'exploitation économique. Le tort moral est le plus évident lorsqu'il y a exclusion d'opportunités économiques: par l'appropriation, un groupe dominant empêche un groupe marginalisé de profiter économiquement de son produit. Mais ce préjudice est notoirement difficile à établir. Il y a peut-être des difficultés conceptuelles liées à l'analyse contrefactuelle (que se serait-il passé si il n'y avait pas eu d'appropriation ?), mais mettons cela de côté. Il y a surtout des questions empiriques difficiles: il faut des données économiques pour montrer qui profite et qui est lésé. Il ne suffit pas de démontrer que certains profitent, il faut pouvoir montrer que l'exploitation économique n'est pas mutuellement bénéfique.
Je vais prendre un exemple assez standard d'appropriation culturelle, celui de la cuisine andine, pour montrer ces difficultés. Ensuite je montrerai que les mêmes difficultés s'appliquent au cas du parkour, et qu'il y a peu de raisons valables de s'attendre à ce que l'exploitation par la gymnastique soit mutuellement bénéfique.
L'exemple de la novoandina #
Prenons l'exemple de la culture culinaire andine. De manière documentée, des chefs péruviens se sont approprié la culture culinaire des classes populaires, cuisinant à destination des classes les plus aisées, plaçant dans le même temps cette "nouvelle" cuisine andine sur le devant de la scène internationale[1]. Il y a un problème assez évident de méreprésentation: la novoandina est une vision déformée de la culture gastronomique locale. En sélectionnant certains ingrédients plutôt que d'autres, en les transformant pour les rendre dignes des élites, elle continue à délégitimer et invisibiliser certaines sources traditionnelles de nutrition.
Mais qu'en est-il au niveau économique ? Est-ce qu'il y a de fait une réduction des opportunités économiques pour les classes populaires ? Le rayonnement international est à double tranchant. Les chefs ont donné une aura de prestige à certains plats et ingrédients. N'est-ce pas là une nouvelle opportunité à exploiter ? Certes les grands chefs profitent plus que d'autres de cette opportunité, et sans doute que certains n'en profitent pas du tout. Mais la situation de ceux qui n'en profitent pas se trouve-t-elle pour autant détériorée ? De l'autre côté, certains argumentent que l'engouement international pour des ingrédients tels que la quinoa incite à la monoculture, et provoque une augmentation des prix au point de rendre ces ingrédients inaccessibles aux populations locales.
Les effets ne sont sans doute pas univoques. Qui profite ? Qui paye le prix ? Quand peut-on affirmer que, tout bien pesé, la situation est à l'avantage de tous ?
Rappelons que ces questions portent sur un préjudice particulier: l'exclusion d'opportunités économiques. Cela n'épuise absolument pas les questions de justice. Même le cas où l'appropriation ne détériore pas la situation de ceux qui n'en profitent pas peut être considérée comme injuste pour différentes raisons. Par exemple, selon le second principe de justice de Rawls, les inégalités socio-économiques devraient être:
- A) Au bénéfice des plus désavantagés (principe de différence)
- B) Attachées à des fonctions et positions ouvertes à tous (juste égalité des chances)
Il n'est pas clair que l'exploitation de la culture culinaire andine par des chefs étoilés soit au profit des plus désavantagés, et il est encore moins clair qu'être chef étoilé soit une position ouverte à tous.
L'exploitation du parkour par la gymnastique #
Le cas du parkour est tout aussi difficile à déterminer. Il est très clair que la gymnastique vise une exploitation économique. C'est l'avis de nombreux commentateurs, mais c'est surtout un objectif explicite:
"Avantages pour les sociétés FSG proposant le parkour:
-Croissance des effectifs grâce à un sport intéressant
-Elargissement de l’offre
-Mise en œuvre bon marché"
(Brochure Parkour de la FSG)
Il se trouve que ce que la gym veut exploiter, c'est un produit culturel, le parkour, qui a nécessité une quantité de travail importante et souvent bénévole. Sans le travail acharné, sur plus de 20 ans, de pratiquants afin de rendre le parkour populaire, intéressant, attractif, légitime, jamais la gymnastique ne se serait intéressée à cette discipline. On peut juste penser à la popularité du parkour sur internet: sans des pratiquants pour produire des vidéos, il n'y aurait rien à approprier. Bien que la gymnastique revendique une filiation historique avec le parkour, ses institutions contemporaines sont complètement incapables de produire quelque chose comme le parkour. Elle récupère donc la production d'autrui au moment où le produit semble suffisamment mature.
La gymnastique ne fait donc pas de la charité. Mais de manière attendue, la rhétorique employée est celle du bénéfice mutuel: il s'agirait d'une "symbiose idéale"[2]. Examinons les arguments les plus courants en faveur du bénéfice mutuel.
- La gymnastique pourrait rendre le parkour plus populaire. Le jeu de l'appropriation ne serait pas à somme nulle. Certes, la gymnastique a une "couverture médiatique pouvant séduire de nouveaux membres"[3]. Mais il faut se demander si une fédération dont ce n'est pas la discipline principale, donc pas la priorité absolue, est vraiment plus efficace en ce sens qu'une fédération indépendante. Empiriquement, le snowboard est devenu moins populaire après avoir été intégrée dans une fédération traditionnelle (ici celle de ski) et aux Jeux olympiques. Rien ne suggère que la gymnastique ait été extrêmement efficace depuis 2017. Par ailleurs, il faut toujours rappeler qu'il y a différentes modalités de pratique du parkour. La gymnastique est-elle la mieux placée pour favoriser la pratique en extérieur, la seule qui ait la moindre importance à mes yeux ? Bref, c'est un argument a priori peu probant. Même si il se trouve que la gymnastique porte le parkour a une popularité globale jamais atteinte, il n'est pas certain que cela améliore les opportunités économiques 1) hors de la fédération de gymnastique et 2) pour les modalités de pratique qui divergent de celles mises en avant par la gymnastique. Autrement dit, il n'est pas certain qu'il y ait symbiose idéale pour tout le monde.
- Les compétitions de la FIG sont une nouvelle opportunité pour les athlètes qui y participent. Du point de vue économique, cela concerne une minorité de personnes, avec des sommes relativement faible. Il s'agit là d'un avantage donné plutôt au sport d'élite, au vu des priorités que la gymnastique semble avoir adopté jusqu'ici. Il n'est d'ailleurs pas certain que ce soit une augmentation des opportunités si ces compétitions prennent la place d'autres évènements. A noter que la FIG n'organise pas les modalités qui sont les plus populaires auprès du public (probablement le Chase Tag) ni auprès des pratiquants (selon les données de SPKA, les compétitions Skills). On peut donc raisonnablement se demander si l'offre de la FIG va se maintenir dans le temps, et si elle est vraiment la mieux placée actuellement.
- L'accès aux ressources. La reconnaissance institutionnelle dont jouit la gymnastique peut permettre de prétendre à certaines ressources économiques, dont des subventions. Mais le revers de la médaille, c'est aussi l'accès plus difficile à certaines ressources. L'exemple le plus récent est que le Fonds du sport vaudois refuse de subventionner les associations de parkour qui ne sont pas membres de la FSG. En raison de cela, un membre de l'Association suisse de parkour (SPKA) a été contrainte de rejoindre la FSG, d'y payer une cotisation, et d'annoncer qu'elle ne pourra pas payer de cotisation auprès de l'Association suisse de parkour. De fait, c'est donc plus d'argent dans les poches de la gymnastique, et moins dans le parkour. De manière générale, être membre de Swiss Olympic donne accès à une quantité importante des subventions et ressources; or, tant que la gymnastique est sur notre chemin, devenir membres tient de la gageure. Et en même temps la gymnastique n'est pas actuellement mieux placée pour obtenir une telle reconnaissance. C'est donc bien un obstacle.
- Les opportunités professionnelles. Je pense ici particulièrement aux moniteurs. Si tous les clubs de gymnastique ajoutent du parkour à leur offre, ça en fait de l'opportunité économique. Le fait est que c'est extrêmement avantageux de créer sa propre structure en dehors de la FSG. Je vais dire un truc choquant, mais: enseigner c'est du boulot et ça mérite des bonnes conditions de travail. A cause de ce point de vue extrêmement radical, mon association, Parkour Lausanne, paye ses moniteurs environ 50.-/h. Dans la région, la gymnastique repose sur un système de quasi-bénévolat, avec des rémunérations aussi basses que 5.-/h et rarement au-dessus de 20.-/h, si l'on en croit les documents publics[4]. On peut contester mon exemple de diverses manières, mais c'est assez difficile de voir comment la gymnastique représente une singulière opportunité économique de ce point de vue là.
Maintenant, bien sûr, mes arguments ne sont pas entièrement conclusifs. Je me repose beaucoup sur le cas de la Suisse, c'est-à-dire celui que je connais. Qu'en est-il des opportunités économiques ailleurs, par exemple dans des pays où le parkour n'est actuellement pas du tout développé ? Et par ailleurs, comment s'attendre à des effets inattendus, à des effets pervers, à des effets du hasard ? Dans une certaine mesure, il est impossible de répondre de manière conclusive a priori. Mais voilà, on ne peut que juger à partir de ce que l'on sait aujourd'hui, et ce que l'on ne sait pas n'est ni un argument en faveur, ni en défaveur; c'est un argument pour la prudence.
Conclusion #
Puisque l'on fait de la prospective, alors que répondre sérieusement à la question de l'exploitation économique requiert des données empiriques, il est raisonnable de rester sceptique. Mais suspendre son jugement sur cette question ne signifie pas devoir accepter l'exploitation. Il n'est pas clair que l'appropriation du parkour par la gymnastique sera à l'avantage des pratiquants, et il est très peu probable que cela se fasse à l'avantage de tous. Pour cette raison, notre point de vue sur la question dépend de notre position dans l'espace social. Certains types de pratiquants en profiteront, d'autres non. Imaginer qu'on en profitera personnellement (ou non) impacte certainement notre perception d'une exploitation mutuellement bénéfique (ou non).
Même si l'on considère qu'il y a bénéfice mutuel, cela concerne avant tout une minorité de personnes, et surtout des sommes relativement faibles. Etant donné qu'une exploitation même avec bénéfice mutuel reste probablement préjudiciable[5], et qu'à cela s'ajoute toute une liste d'autres préjudices que l'on peut démontrer avec beaucoup plus de certitude, il semble raisonnable de considérer l'appropriation du parkour par la gymnastique comme étant injuste et globalement préjudiciable. Les mêmes arguments s'appliquent évidemment à d'autres appropriations analogues, notamment d'autres appropriations de cultures sportives par des fédérations externes à ces cultures.
García, M. E. (2013). The Taste of Conquest: Colonialism, Cosmopolitics, and the Dark Side of Peru’s Gastronomic Boom. The Journal of Latin American and Caribbean Anthropology, 18(3), 505–524. ↩︎
Brochure Parkour de la FSG ↩︎
Brochure parkour de la FSG ↩︎
J'ai constulté https://gymvaud.ch/wp-content/uploads/2021/04/Seance_juin_2021.pdf et https://agg-ge.ch/wp-content/uploads/2024/05/REGLEMENT-FINANCIER-2024-du-1.6.2024.pdf ↩︎
Matthes, E. H. (2023). The Ethics of Cultural Heritage. In E. N. Zalta & U. Nodelman (Eds.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2023). Metaphysics Research Lab, Stanford University. ↩︎