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Le parkour n'a pas de lien avec la gymnastique

Toutes les disciplines sportives ont leur mythologie. Le rugby par exemple, inventé lorsque William Webb Ellis a pris le ballon de football dans ses mains pour l'amener jusqu'au but adverse. La capoeira, lutte déguisée en danse pour échapper au regard des esclavagistes. Pour le parkour, cela a longtemps été quelque chose comme ça: un groupe de jeunes inspirés par la Méthode Naturelle de George Hébert, qui se lance des défis dans l'environnement urbain de la banlieue parisienne. Un conflit scinde la discipline en deux: David Belle choisit la voie de l'utilité, et Sébastien Foucan choisit la voie de la créativité. C'est évidemment une simplification, une sélection voire une infidélité aux faits. Un mythe construit pour les besoins du présent.

L'invention de la filiation entre gymnastique et parkour #

Chacun ses mythes donc. Lorsque la Fédération Internationale de Gymnastique (FIG) s'est approprié le parkour en 2017, elle s'est empressée d'inventer une filiation entre la gymnastique et le parkour[1].
La FIG a aussi argumenté qu'il y avait des liens contemporains, le parkour étant déjà présent dans des fédérations nationales de gymnastique. Mais ce lien était fragile. En fait, a posteriori il se trouve que cette affirmation reposait sur à peu près rien. Et au niveau national, cette rhétorique ne fonctionne généralement pas. En Suisse, il n'y avait aucun lien entre parkour et gymnastique en Suisse avant que leur fédération internationale ne s'en mêle. Mais l'idée d'une filiation historique vient à la rescousse pour faire passer l'appropriation comme quelque chose de naturel. Les représentants de la Fédération Suisse de Gymnastique (FSG) ont donc repris la rhétorique de la FIG. A une réunion à laquelle étaient conviés la "communauté" de parkour suisse, la FSG a ainsi pu expliquer aux traceurs que leur discipline était issue de la gymnastique[2]. Evidemment les traceurs ont tourné en dérision cette prétention à connaître la culture du parkour mieux qu'eux-mêmes.
Quelle est donc ce nouveau mythe ? En résumé, l'idée est que les premiers pratiquants étaient inspirés par George Hébert, qui lui même aurait affirmé avoir été inspiré par Francisco Amoros, que la FIG considère comme le père de la gymnastique française. Une des principales branches de sa gymnastique consistait à:

"Franchir des barrières, des murs, des fossés, des ravins ou des torrents, sans être arrêté par aucun obstacle"[3]

Si on en reste là, on peut se dire que c'est une preuve d'une filiation entre la gymnastique et le parkour. Mais il s'agit d'une sélection d'un extrait qui, pour le dire poliment, est assez infidèle à ce qu'était la gymnastique amorosienne.

Karamazov disant "Aucun lien, je suis fils unique" dans la Cité de la peur

Picorage historique #

Le problème le plus évident est que la gymnastique amorosienne contenait également la lutte, les jeux de balle, l'escrime, l'équitation, le tir, le chant, ou encore "Nager nu ou habillé, avec ou sans fardeaux, et surtout avec des armes à feu". La gymnastique n'était pas le sport que l'on connait actuellement, mais une rationalisation de diverses pratiques et techniques corporelles qui existaient déjà. On imagine assez mal défendre la position selon laquelle la gymnastique, la natation et le tir ont une filiation commune. Et la FIG a beau jalouser le succès du football, elle ne s'amuse pas pour autant à le placer sous sa gouvernance. On ne considère pas ces pratiques comme de la gymnastique, tout simplement parce que la gymnastique contemporaine n'a pas grand chose à voir avec la gymnastique amorosienne. Etablir une filiation sur cette base a autant de sens que de dire que le parkour a été inventé par Ougabouga III, premier hominidé à avoir sauté par-dessus un ravin en 7mio. av. J.-C.

Un autre problème réside dans le fait d'imaginer des filiations linéaires. La FIG invoque le fait que Hébert était inspiré par Amoros. Mais elle affirme dans le même temps que Amoros a influencé l'école de Joinville, qui employait le franchissement d'obstacles dans la préparation des militaires. Or c'est un fait connu que l'école de Joinville était rivale de la méthode de George Hébert[4]. Plutôt que de montrer une filiation directe entre la gymnastique et le parkour en passant par George Hébert, cela suggère que l'histoire est faite de conflits et de contradictions. Hébert ne tirait pas toutes ses inspirations de Amoros, et les premiers traceurs avaient d'autres influences que Hébert. On pourrait par ailleurs se demander ce qu'il reste vraiment de Hébert dans la pratique actuelle du parkour.

Décontextualisation des techniques #

Même si l'on reste à un niveau très superficiel, celui consistant à extraire les techniques corporelles de leur contexte et de leurs finalités, le fait que la technique du passemuraille soit décrite dans un manuel de l'école de Joinville ne nous dit pas grand chose. Le parkour contemporain a des similarités techniques, au moins superficielles, avec l'athlétisme, la course d'obstacles, l'escalade, le breakdance, le cirque, le tricking, la cascade. Il a aussi d'énormes différences avec toutes ces disciplines. Tout ce que cela montre, c'est que décontextualiser les techniques c'est s'empêcher de les comprendre. Lorsque Amoros proposait de "franchir des barrières", il ne suggérait pas aux jeunes de former des groupes de pairs pour faire une appropriation ludique de l'espace urbain, pour trouver des challenges sur des spots et se filmer pour mettre les vidéos sur insta. Il n'y a pas de dimension esthétique, pas de wallspin chez Amoros. Pourtant c'est ça le parkour, ou du moins c'est aussi ça. On voit que selon les filiations qu'on propose, on peut effacer sciemment ou par ignorance ce qui singularise une pratique.

Comparer des disciplines entre elles, observer les similarités apparentes et les emprunts réels n'est pas dénué d'intérêt. Sans doute que les manuels de gymnastique d'antan ont eu une influence sur la pratique de la natation, en codifiant des techniques ou en proposant des méthodes d'entrainement. Mais étudier ça, et créer une filiation entre la gymnastique contemporaine et natation contemporaine, ce sont deux choses bien différentes.
La tentative de la FIG revient à écraser la singularité du parkour, au point de ne plus voir ce qu'il peut y avoir de potentiellement incompatible entre les deux disciplines, par exemple au sujet de l'orientation compétitive, de la codification des techniques, ou des environnements de pratique. Cela permet d'assoir l'appropriation de la gymnastique comme étant naturelle. La FIG ne ferait que découper en suivant les articulations du monde. Mais ce qu'elle démontre en fait c'est qu'il n'y a pas d'articulations naturelles. Le tir, le franchissement d'obstacles et le chant ont pu tenir ensemble chez Amoros, et ils peuvent être séparés actuellement.

Choisir ses mythes #

Les mythes sont construits pour les besoins du présent. Ils donnent de l'épaisseur aux pratiques, en leur apportant un sens, des finalités, des valeurs, des horizons. La filiation de la FIG n'est peut-être pas plus mythique que les mythes que les traceurs ont adopté eux-mêmes. Mais elle dit autre chose, et on ferait bien de prêter attention à qui raconte les histoires.


  1. p.ex. dans cette lettre http://parkour.uk/wp-content/uploads/2017/05/Appendix-1-FIG-letter-to-Parkour-UK-20.04.17.pdf ↩︎

  2. Le 6 sept. 2020, à Aarau. Réunion à laquelle la "communauté" était conviée, mais pas l'Association suisse de parkour. ↩︎

  3. Amoros, F. (1848). Nouveau manuel complet d’éducation physique, gymnastique et morale. Tome 1. ↩︎

  4. Delaplace, J.-M. (2003). Georges Hébert et l’École de Joinville (1905-1939). Cahiers de l’INSEP1(1), 83–105. ↩︎