La thèse que je veux défendre ici est que le système sportif international est structurellement propice aux appropriations culturelles et amplifie les éventuels préjudices causés par ces appropriations. Ce n'est pas simplement qu'il y a des appropriations dans le domaine du sport comme dans n'importe quel autre domaine culturel: il y a un problème spécifiquement sportif[1]. Vu sous un autre angle, le concept d'appropriation culturelle résiste mieux à certaines objections dans le domaine du sport que dans d'autres domaines culturels.
Pourtant, le concept est à peu près absent des standards éthiques, des discours sur la bonne gouvernance ou de la recherche sur les institutions sportives.
Je vais d'abord suggérer quelques exemples empiriques auquel le concept d'appropriation culturelle est applicable. Je montrerai ensuite les spécificités du problème dans le cas du sport, et en particulier que le problème est structurel.
Les appropriations sportives #
Commençons par clarifier une chose. Contrairement à ce que je semble vouloir dire dans l'introduction, il y a bien des cas d'appropriation culturelle qui sont fréquemment discutés dans un contexte sportif. On peut penser notamment aux différentes images et termes associés aux indiens d'Amérique utilisés comme mascottes d'équipes sportives. Mais dans ce cas, ce qui est approprié n'est pas une pratique sportive ou corporelle. Ce qui est moins souvent discuté, ce sont les cas où le produit culturel approprié est une pratique corporelle ou sportive. Appelons ça des appropriations sportives pour faire simple. Il y a des cas où ce type d'appropriation sportive est discuté, par exemple dans le cas du cricket, mais le terme cesse presque totalement d'être employé dès lors qu'il n'y a plus de dimension raciale, coloniale ou de classe apparente. Ces dimensions rendent les appropriations moralement plus suspectes, et plus probables empiriquement. Mais il n'y a pas là un lien conceptuel nécessaire. Le concept est plus large que ces situations.
Le concept peut être mobilisé de manière féconde pour discuter les cas où une institution sportive dominante sur le plan international s'approprie un produit culturel qui lui externe. Voici une liste non exhaustive d'exemples:
- Le breakdance et la Fédération mondiale de danse sportive
- Le parkour et la Fédération Internationale de Gymnastique
- Le standup paddle et la Fédération de Canöé
- Le BMX freestyle et l'Union cycliste internationale
- Le snowboard et la Fédération internationale de ski
Pour chacun de ces cas, on peut se demander d'une part si il y a eu appropriation culturelle, et d'autres part si il y a eu préjudice. Je ne vais pas trancher ici: chaque cas est complexe. Mais le concept mérite d'être mobilisé. Ces cas, et d'autres, méritent d'être examinés à l'aune de l'appropriation culturelle, quitte à montrer que le concept est inapplicable à certains des cas, ou que les préjudices causés sont parfois triviaux.
Ce qui justifie le fait de mobiliser le concept pour ce type de cas, c'est premièrement l'utilisation/appropriation d'un produit culturel par un groupe/institution qui ne l'a pas produit. Ainsi, le breakdance n'est pas un produit de la Fédération mondiale de danse sportive, et n'a pas grand chose à voir avec les danses de salon qui sont au centre de cette fédération.
Deuxièmement, ces cas semblent se faire sur une base d'inégalité, puisque les groupes dont ce sont les produits n'ont pas un pouvoir équivalent aux fédérations appropriatrices, soit parce qu'ils ne disposent pas des institutions appropriées, soit parce que leurs institutions sont dans une position défavorisée. Les fédérations reconnues par le CIO ont un pouvoir et des moyens d'action que les autres fédérations n'ont pas.
Troisièmement, pour au moins une partie de ces cas, il y a eu contestation. L'existence d'une contestation devrait nous rendre attentifs. La contestation est le signe que quelque chose se joue[2]. Si il y a indignation, c'est sans doute que la situation est perçue comme injuste. Bref, si l'on si l'on se soucie d'éthique, les situations contestées devraient attirer notre regard.
Un problème sportif ? #
La structure hiérarchique et monopolistique du système sportif est propice à ces appropriations, et augmente le risque de préjudice. Il y a en règle générale une seule fédération par sport, au niveau international comme au niveau national. Le monopole se niche jusque dans les statuts des institutions ("...est l'unique autorité compétente en matière de..."[3]). Mais ce n'est pas juste un résultat contingent, car sauf exceptions il s'agit d'un monopole autorisé. Par exemple, les statuts de Swiss Olympic précisent:
"La qualité de membre ne peut être accordée aux fédérations sportives dont le sport est déjà organisé et réglementé par une fédération sportive nationale" Art. 2.2.1
Etre membre de Swiss Olympic donne un certain nombre de droits et avantages, dont l'accès à des subventions. Pas seulement privées, mais également publiques, puisque de nombreuses institutions conditionnent l'accès aux subventions aux membres de Swiss Olympic.
L'appropriation culturelle n'est pas une violation de l'éthique selon Swiss Olympic. Les organisations exclues de Swiss Olympic n'ont pas la possibilité de faire changer ses statuts en matière d'éthique. Si une appropriation est faite au niveau international, Swiss Olympic entérine l'appropriation au niveau national de manière quasi automatique, en vertu de ses statuts:
"Les fédérations sportives affiliées à une fédération internationale et dont le sport figure au programme des prochains Jeux Olympiques doivent être admises sur décision du Conseil exécutif indépendamment des conditions qui précèdent." Art. 2.2.1
Même si le sport en question n'est pas au programme olympique, la fédération disposant d'une reconnaissance internationale reste privilégiée. Cela est particulièrement problématique parce qu'il y a de bonnes raisons de penser que le CIO lui-même pousse les fédérations à s'approprier des disciplines[4].
Comparez cette procédure facilitée avec certains des procédés disons questionnables auxquels doit faire face une fédération sans un tel appui institutionnel:
"Le Parlement du sport peut rejeter une demande même si toutes les conditions requises sont remplies."
"Les organes ou les représentants du requérant n’ont pas le droit de participer ou d’être entendus lors des délibérations du Conseil exécutif et du Parlement du sport appelés à statuer sur sa demande d’admission."
"La décision du Parlement du sport est définitive et peut être prononcée sans indications de motifs."
(Prescription d'exécution des statuts de Swiss Olympic, Art.3)
En clair, la structure du système sportif fait qu'une organisation qui parvient à s'approprier une pratique en a le monopole à l'exclusion des autres. Et comme on l'a vu, rien n'est fait pour que les groupes concernés puissent contester une telle appropriation. Le directeur de la FSG l'a dit récemment de manière assez éloquente en mettant en avant le caractère automatique des appropriations[5]:
"[Le parkour] a été placé sous l'égide de la Fédération Internationale de gymnastique dans le but de devenir une discipline olympique. Cette discipline fait donc automatiquement partie de nos activités." (Stefan Riner dans Coopération, n°46, 2024)
Il faut bien voir ce qui se cache sous cette automaticité: qu'un groupe ait créé et développé un produit culturel, n'importe pas. La compétence ou l'expertise non plus. Ce qui importe, c'est une décision top-down, le nom de la discipline marqué sur un bout de papier ou un site web. Un groupe qui n'a pas de fédération internationale reconnue par le CIO etc. sur toute la chaine hiérarchique, n'a pas la propriété de ce qu'elle produit. Les institutions sportives rendent possible et entérinent les appropriations culturelles d'une manière qui, il me semble, n'existe pas dans d'autres domaines culturels. Dit autrement, si le sport était structuré différemment, les appropriations seraient inexistantes ou triviales.
Affirmer que, de toute manière, personne n'est propriétaire de la culture ne change rien au problème. Dans les débats sur l'appropriation culturelle, on s'écharpe souvent pour savoir si cela a même un sens de parler de propriété culturelle, parce que les frontières des groupes et des pratiques sont floues, et qu'on peut partir du principe selon lequel la culture est pour tout le monde. Mais en admettant ce flou général ou cette position de principe, la même discussion ne s'applique pas au contexte sportif. Il y a bien des institutions qui ont un monopole autorisé sur des pratiques. Le problème se pose quelle que soit notre position: que l'on estime qu'un groupe a la propriété de sa propre pratique culturelle, ou que personne n'a de propriété culturelle[6].
Amplification des préjudices #
Une appropriation culturelle n'est pas préjudiciable en soi. Mais les mêmes propriétés structurelles du système sportif vont décupler les éventuels préjudices, quels qu'il soient. Parce que de nombreux acteurs privés et publics prennent le système olympique pour argent comptant, des décisions d'apparence triviale peuvent avoir une cascade d'effets culturels et économiques.
Prenons rapidement deux exemples.
Une organisation peut exploiter financièrement une pratique en comptant sur le fait qu'un certain nombre d'opportunités économiques sont ouvertes à elle seule, en vertu de son monopole. Concrètement, pour la FSG qui est membre de Swiss Olympic, le simple fait de noter "parkour" sur son site web lui permet d'avoir accès à des subventions pour le développement du parkour... à l'exclusion des organisations de parkour.
Du point de vue de la justice épistémique, être reconnu comme "la seule autorité en matière de..." donne à une organisation un crédit épistémique qu'elle ne mérite pas nécessairement, avec pour corrélat une diminution de la crédibilité des autres acteurs. Concrètement, cela permet d'être pris au sérieux par les médias ou par le public sans avoir une réelle expertise. Cette forme d'injustice épistémique est particulièrement pernicieuse lorsqu'il y a appropriation culturelle, puisqu'un groupe se voit déposséder de la crédibilité au sujet de son propre produit culturel, en faveur d'un groupe ou organisation qui par définition n'y connait pas grand chose.
Un cas particulier d'appropriation culturelle #
En résumé, les cas d'appropriation culturelle semblent relativement fréquents dans le monde sportif. Le système sportif international favorise structurellement ce type d'appropriation. Dit autrement, ces appropriations ne sont rendues possibles que parce qu'il y a un certain nombre d'institutions qui les légitiment. De surcroit, les mêmes institutions amplifient les éventuels préjudices causés par les appropriations. Il y a donc non seulement un problème dans le monde sportif, mais c'est également un problème qui se pose dans d'autres termes que dans d'autres domaines culturels. Pour le dire autrement, ce n'est pas juste qu'il y a des appropriations culturelles en sport comme dans n'importe quel autre domaine culturel: il y a un problème spécifiquement sportif.
Dans la mesure où le concept d'appropriation culturelle suscite un certain scepticisme, l'exemple du sport est intéressant: c'est un cas rare de monopole légal international dans un domaine culturel. De plus, les appropriations y sont le fait d'institutions clairement définies, ce qui rend plus facile à discerner les appropriations que dans d'autres cas où les frontières entre les groupes sont plus floues.
J'ai de la sympathie pour la position selon laquelle la culture est fluide, faite d'emprunts, d'appropriations et de reformulations. Mais cette position n'affaiblit pas ma critique, bien au contraire. Etre fidèle à la vision fluide de la culture nécessite de critiquer le système monopolistique du sport, rendre ineffective les appropriations culturelles, et éviter les inégalités systémiques qui les rendent possibles et préjudiciables.
Il y a de bonnes raisons pour les chercheurs et organisations intéressés par l'éthique sportive ou la bonne gouvernance de s'intéresser à l'appropriation culturelle. C'est d'une certaine manière assez surprenant que peu de choses aient été écrites à ce sujet. Tant que cela ne sera pas reconnu comme une violation éthique, les organisations sportives dominantes pourront continuer à piller ici et là pour avancer leurs intérêts. Il devrait y avoir un cadre éthique protégeant les faibles contre les forts sur ce terrain. Je me rend cependant compte de l'ironie de vouloir que le sport soit autre chose que la loi du plus fort.
Ce qui ne signifie pas que le problème dans le domaine du sport ait un poids moral particulièrement important par rapport à d'autres domaines. Les appropriations sont certainement plus graves lorsqu'elles touchent au sacré ou sont adossées à un système raciste ou colonialiste, mais ce n'est pas mon objet que de les hiérarchiser ni même comparer. ↩︎
Certains auteurs estiment que la contestation est une des conditions pour parler d'appropriation culturelle (Lenard & Balint, 2020). Leur définition est problématique puisqu'on peut avoir besoin de parler de l'appropriation de quelque chose qui a peu de valeur, et donc ne cause pas de contestation; de même, il y a sans doute des situations où les groupes concernés n'ont pas les moyens de contester. Cela étant dit, l'existence d'une contestation reste un bon indicateur qu'il y a quelque chose qui se joue, que ce qui a été approprié est de valeur, et qu'il faut s'en soucier. ↩︎
J'utilise ici la formulation des statuts de Swiss Basketball ↩︎
Voir notamment les contributions de Damien Puddle ici: https://olympicstudies.org/action-sports-and-the-olympic-games-from-tokyo-to-paris-los-angeles-and-beyond/ ↩︎
Coopération, n°46, 2024, p.16 https://epaper.cooperation.ch/aviator/aviator.php?newspaper=CE&issue=20241112&edition=CE14&globalnumber=202446&startpage=16 ↩︎
Cela suggère aussi que celleux qui tiennent la position selon laquelle l'appropriation culturelle n'existe pas ou est impossible, devraient se reposer la question concernant des contextes spécifiques. Le contexte institutionnel sportif en fait un cas plus facile à étayer que, mettons, dans la gastronomie. ↩︎