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L'éthique sportive ignore l'appropriation culturelle

L'éthique et la bonne gouvernance dans le sport sont des thèmes qui reviennent régulièrement dans l'actualité, généralement après un des scandales dévoilé au sujet d'une organisation sportive. Pour répondre aux préoccupations légitimes du public, les organisations promulguent diverses chartes, statuts, standards, recommandations ou prescriptions. Appelons ça des standards éthiques.
Une chose qu'on peut remarquer, c'est que les standards éthiques ne traitent jamais de l'appropriation culturelle[1]. Piller dans une culture sportive n'est pas reconnu comme une violation de l'éthique ou comme un problème de gouvernance. Le concept d'appropriation culturel est par ailleurs à ma connaissance très peu utilisé dans la recherche sur les institutions sportives. Le système sportif international est pourtant structurellement propice aux appropriations culturelles et amplifie les éventuels préjudices causés par ces appropriations.
Je vais donc commencer par montrer l'absence de considération pour ce problème pourtant spécifiquement sportive, avant d'argumenter que certains fondements éthiques sous-jacents aux standards actuels pourraient tout à fait être étendus aux cas d'appropriation culturelle.

Une absence des standards éthiques #

Si l'on cherche à montrer que piller dans une culture sportive est un manquement éthique, on ne trouvera pas d'appui dans les standards des organisations sportives. Autrement dit, ces standards ne sont pas des outils sur lesquels pourraient s'appuyer celles et ceux qui contestent une appropriation culturelle.
Ainsi, les Statuts en matière d’éthique pour le sport suisse de Swiss Olympic reconnaissent comme violation de l'éthique les mauvais traitements, les abus de fonctions et les comportements déloyaux, dérogeant à l'esprit de fair-play. Les organisations internationales visant à promouvoir la bonne gouvernance, comme PlaytheGame, ne traitent pas non plus du sujet de l'appropriation culturelle. On pourrait tenter de contester une appropriation sur la base des idéaux de fair-play et de level playing field. Ce n'est pas très fair-play pour une fédération internationale reconnue par le CIO de s'approprier la pratique d'un groupe qui n'a pas les moyens de contester cette appropriation. Mais l'idéal de fair-play est trop protéiforme pour vraiment se défendre sur ce point.
Ce qui se rapproche le plus de ce dont on aurait besoin pour se défendre contre une appropriation culturelle est le principe consistant à prendre en compte les stakeholders dans les processus de décision. On peut en effet considérer un groupe comme stakeholder de son produit culturel. Il y aurait violation éthique à ne pas faire convenablement participer ce groupe aux décisions le concernant. Il y aurait violation des principes de bonne gouvernance si les organisations ne sont pas structurées de manière à prendre en compte leurs intérêts. Dans les faits, le modèle des stakeholders vise généralement à prendre en compte les intérêts des athlètes (professionnels). Considérer l'appropriation culturelle comme une violation éthique nécessite un élargissement de ce modèle. Je reviens plus loin sur ce point.

Elargir le modèle des stakeholders #

Le concept d'appropriation culturelle a tellement peu cours dans le monde sportif qu'on peut me reprocher de le sortir de nulle part. L'éthique et la bonne gouvernance se préoccuperaient d'autre chose. Mais en fait, je pense qu'il devrait avoir cours parce qu'il prolonge des préoccupations déjà présentes.

Dans les recommandations éthiques, on retrouve de plus en plus souvent une préoccupation pour les stakeholders. Les stakeholders sont les parties prenantes, les acteurs qui sont concernés par les décisions des organisations sportives. La plupart du temps, ce sont les athlètes qui sont implicitement ou explicitement visés. En effet, les athlètes participent rarement aux décisions sur les politiques sportives, alors que celles-ci ont de manière assez logique un effet sur leur vie, ne serait-ce que parce que c'est de là qu'ils tirent une partie ou la totalité de leur revenu. Les organisations sportives excluent des processus de décision des personnes qui sont concernées par ces décisions, et auraient des raisons de les contester.

En réponse, des standards sont établis, encourageant les organisations sportives à faire participer les athlètes. Par exemple selon l'Ordonnance sur l’encouragement du sport et de l’activité physique, les organisations sportives doivent:

"instaurer des droits de participation pour les athlètes sur les thématiques qui les concernent" OESp, art.72d

Des considérations éthiques similaires concernent les cas d'appropriation culturelle. La décision d'une fédération de s'approprier une discipline sportive concerne de manière assez évidente les associations, les enseignants, les entrepreneurs ainsi que les athlètes de cette discipline, et plus généralement tous les pratiquants de celle-ci. Cela peut impacter les conditions de travail, les règles et autres standards de pratique, la droit d'accès à des subventions, le contenu des formations, les critères d'obtention de diplômes et certifications, la crédibilité et la légitimité de ceux qui parlent de la discipline, etc. Il suffit donc d'élargir à peine le modèle des stakeholders pour se rendre compte que les mêmes fondements éthiques sont en jeu dans les cas d'appropriation culturelle.

Mais le fait est que dans les cas d'appropriation culturelle sportive, tous ces stakeholders sont exclus par définition. Ceux qui contestent l'appropriation de leur pratique par une fédération sont à l'extérieur de la fédération, donc ne participent pas à la décision. Il y a donc un problème structurel qui facilite des violations à l'éthique sous-jacente au modèle des stakeholders.

Ceux qui ont en tête l'exemple du parkour pourraient certainement m'objecter que les stakeholders sont en fait pris en compte dans les décisions. En Suisse les pratiquants ont été invités à une réunion par la Fédération Suisse de Gymnastique (FSG), où elle a présenté ses plans pour le parkour. Le fait est qu'à cette réunion, les traceurs ont exprimé leur opposition, mais cela n'a rien changé aux plans de la FSG. En admettant qu'il s'agissait là d'un processus de consultation des stakeholders, on ne peut que constater son inanité. De plus, l'Association Suisse de Parkour (SPKA) n'était pas invitée à cette réunion. On peut donc légitimement considérer que la FSG a tenté de contourner l'organisation qui justement représente les intérêts de ces stakeholders. Pour un cas un peu plus positif, bien que pas totalement concluant, voyez le cas de la Belgique.
Ceux qui souhaitent maintenir l'objection pourront arguer qu'il y a bien quelques pratiquants du parkour qui ont participé activement aux prises de décisions de la gymnastique. C'est factuellement vrai, et cela représente une autre limite du modèle des stakeholders. Les stakeholders ne sont pas homogènes, et n'ont donc pas nécessairement d'intérêts communs bien définis. De manière assez évidente, ces quelques individus qui ont participé aux prises de décisions ne représentent pas la majorité des autres qui s'opposaient à l'appropriation. La simple cooptation des individus dont les intérêts convergent avec ceux de la fédération est un processus bien trop fragile pour pouvoir parler de représentation légitime. C'est là une critique générale: donner des droits de consultation ou de décisions à un athlète censé représenter tous les athlètes ne fonctionne que s'il y a des processus qui permettent de donner légitimité à cette représentation, de limiter les conflits d'intérêts, d'offrir de l'indépendance, d'attribuer des ressources permettant d'avoir de l'influence, etc.

L'épreuve de vérité de l'éthique sportive #

Piller dans une culture sportive n'est pas reconnu comme une violation de l'éthique ou comme un problème de gouvernance. Le concept d'appropriation culturel est par ailleurs à ma connaissance très peu utilisé dans la recherche sur les institutions sportives. Pourtant, à cause de la structure de monopole légal dont jouit le sport, c'est un problème systémique.
Il y a des préoccupations éthiques et de bonne gouvernance qui sont déjà en place et qui pourraient aisément être étendues pour condamner et lutter contre les appropriations sportives. Je ne me fais pas beaucoup d'illusions là dessus. Les préoccupations pour l'éthique surgissent dès lors qu'il y a un public concerné et que les médias s'emparent d'un affaire. Les appropriations ne provoquent pas l'indignation d'un public suffisamment important pour changer quoi que ce soit. Après tout, ce ne sont généralement qu'une partie des pratiquants d'une pratique minoritaire qui s'indignent. A de très rares exceptions près, les journalistes sportifs ne s'y intéressent pas non plus. Ils restent bloqués dans des cadrages standardisés et une pseudo neutralité qui revient à du journalisme d'accompagnement des grandes fédérations sportives.
Dans ce contexte, on pourrait voir l'appropriation culturelle sportive comme une épreuve de vérité de l'éthique sportive. C'est une violation apparente de l'éthique, que je vois mal être un jour reconnue comme telle dans les chartes d'éthique sportive. C'est un cas qui fait la différence entre une éthique normative absolue, fondée sur des principes cohérents, et un dispositif de confiance qui se donne l'objectif plus modeste d'être, dans le meilleur des cas, le moyen pour que la confiance du public ne soit pas aveugle.
Reste que pour les groupes ou personnes qui voient leur produit culturel approprié, la confiance ne règne pas. Comment prendre complètement au sérieux les chartes éthiques des organisations qui légitiment, et de fait rendent possible cette appropriation ?


  1. Rappelons que l'appropriation culturelle désigne le fait qu'un groupe s'approprie ou utilise le produit culturel d'un autre groupe. Cette appropriation peut dans certains cas être préjudiciable, en particulier lorsqu'il y a de grandes inégalités sociales entre les deux groupes. ↩︎